ON NE DISTRIBUE PAS DU TEMPS, ON FIXE DES HORAIRES
- Karine De Leusse
- il y a 12 minutes
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Le “temps d’écran” : une illusion de contrôle qui dérègle le temps humain
Il fallait bien un mot pour nommer l’inquiétude : temps d’écran.
Un mot rassurant car il est mesurable, presque médical comme une prescription médicamenteuse.
Malheureusement cette invention s’est retournée contre nous : à force de vouloir compter, nous avons cessé de comprendre.
Le temps d’écran n’existe pas : il s’agit bien du temps du réel utilisé à faire des écrans. Ce temps n’a rien d’un indicateur objectif et la vérité est qu’il dissout le sens du temps vécu. C’est précisément là que commence le fugitisme.
Le “temps d’écran” : une illusion contemporaine
Parler de “temps d’écran”, c’est croire qu’on peut maîtriser une immersion qui, par essence, abolit les repères du temps réel. Nous voilà aujourd’hui à distribuer des heures comme des comprimés, qu’on dose comme un médicament : “Tu as eu tes deux heures , c’est fini.” Une autre façon, moins frontale de dire : « tu as eu ta dose ».
Mais derrière cette apparente rigueur se cache un renoncement plus grave qui est celui de l’éducation au temps.
Le “temps d’écran” fait disparaître la distinction entre activité et existence. L’enfant ne fait plus quelque chose sur son écran : il demeure dedans. Il ne fait pas quelque chose sur l’écran, il fait de l’écran et ainsi, le temps ne s’écoule plus mais s’étale. L'écran perdant sa fonctionnalité d’outil, revêt celui d’état suspendu, sans début ni fin et sans ancrage dans le réel.
Le “temps d’écran” n’est pas du temps vécu : c’est du temps suspendu.
Quand le temps se défait, le corps se dissout
Le fugitisme, c’est avant tout une crise de la temporalité, c’est à dire des journées qui se fragmentent en connexions avec la conséquence d’un corps qui perd ses repères. Il ne sait plus quand se lever, quand s’arrêter ni quand revenir. Le regard ne quitte plus la surface, les transitions s’effacent, et avec elles, la sensation du passage du temps.
Cette désorganisation temporelle se lit cliniquement : difficultés d’endormissement, irritabilité, accélération du mental, perte d’attention flottante, effondrement des rythmes circadiens.
Mais plus profondément encore, elle signe la disparition du symbolique : plus de commencement, plus de clôture et donc plus de conscience du réel.
L’enfant “branché” ne s’évade pas : il se débranche du temps humain.
Les horaires : un remède anthropologique
Face à ce dérèglement, la solution n’est pas seulement de réduire mais de restructurer.
Les horaires ne sont pas une contrainte : ce sont des repères vitaux. Ils redonnent forme au temps, densité à la durée et visibilité à la limite.
Fixer une heure d’ouverture et de fermeture, ce n’est pas “limiter”, c’est enseigner la finitude, c’est montrer qu’une activité commence, s’accomplit puis se termine. Telle la vie.
Un horaire, c’est un contour symbolique :
on entre, on sort, on revient.
Cette architecture temporelle permet au cerveau de réapprendre la respiration du temps — celle qui alterne tension et détente, action et repos, immersion et retour.
Les horaires recréent la respiration du temps humain
Réancrer le temps, réancrer le réel
Replacer l’écran dans un cadre, consiste à réancrer la vie dans le réel et cela est fondamental. L’horaire devient un fil de rappel qui redresse, encadre et relie, rappelant à l’enfant que le monde ne se déroule pas dans le flux mais dans le rythme. Celui même qui rend possible la conscience, la relation et le sentiment d’exister.
Ainsi, le geste éducatif ne consiste plus à “gérer” des durées mais à habiter le temps ensemble. Ce qui va permettre aux familles de quitter la logique du dosage pour entrer dans celle du partage.
Non plus : “Tu as eu ton temps d’écran” mais : “Nous ouvrons maintenant l’activité numérique, nous fermerons à telle heure.”
Une pédagogie du rythme.
Si le fugitisme est né du flux, c’est bien par les horaires que le réel reviendra.
Le geste anti-fuite
Supprimer la notion de temps d’écran.
Fixer des heures d’ouverture et de fermeture des écrans, comme pour une activité.
Rendre ces horaires visibles et partagés.
Commencer la journée sans écran, la terminer sans flux.
On ne distribue pas du temps, on le transmet.
Le réel a besoin d’horaires pour exister et forcément l’individu aussi.


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