Le Fugitisme ou la maladie d'une époque sans refuge
- Karine De Leusse
- 21 avr.
- 2 min de lecture
Dernière mise à jour : 3 mai
Il y a des mots qui manquent. Des mots pour dire ce qu'on ressent mais qu'on n'a pas su encore nommer. Des mots pour faire exister une réalité silencieuse, insidieuse, tapie dans nos quotidiens connectés. C'est pour cela que j'ai forgé ce terme : le Fugitisme.
Non, ce n'est pas qu'une simple addiction aux écrans.
Non, ce n'est pas un conditionnement comportemental.
Ces termes - addiction, habitude, réflexe - ne sont que les symptômes visibles d'un mal plus profond, d'une fuite intérieure qui prend racine bien avant le moment où l'on saisit son téléphone, bien avant le scroll, le clic, la notification.
Le Fugitisme, c'est ce mouvement souterrain, cette brèche intime, où l'on quitte le réel pour un ailleurs pixelisé.
Un état.
Une dérive.
Une forme de survie parfois.
C'est la maladie d'une époque qui ne laisse plus d'espace pour être simplement là. Une époque où l'on se s'autorise plus à être vivant sans être branché.
Car ce que l'on traite aujourd'hui n'est pas le vrai problème.
On mesure le temps d'écran.
On propose des techniques.
Des recettes.
Des posologies d'hygiène numérique comme si l'humain était un robot à reprogrammer.
Comme si vivre consistait à "fonctionner correctement".
Mais nous ne sommes pas des machines.
Le Fugitisme est né de cette négation : celle de notre intériorité.
Depuis des années, on a ignoré les âmes en souffrance au nom d'un progrès désincarné.
On a oublié que derrière chaque comportement, il y a une histoire. Derrière chaque repli, un appel. Derrière chaque connexion une solitude.
Et ce que je vois, dans mon cabinet, ce sont ces corps présents et ces esprits absents. Ces jeunes et ces moins jeunes qui ne savent plus habiter le réel, parce qu'ils n'ont plus appris à y être. Parce que tout les pousse à être ailleurs.
Toujours ailleurs.
Le Fugitisme, ce n'est pas seulement une fuite du réel.
C'est une disparition progressive du sens de la vie.
Ce vertige d'exister sans ancrage.
Ce brouillard existentiel qui avance masqué par la lumière bleue des écrans.
Mais il ne s'agit pas d'en faire un nouveau combat moral. Il s'agit de comprendre. De reconnaître. De soigner.
Soigner, non pas avec des outils de gestion comportementale. Mais avec une écoute fine, humaine, profonde.
Soigner le lien à soi, à l'autre, au monde.
Soigner la perte de présence, de direction, de sens.
Soigner cette humanité que le numérique, dans son usage dévoué, efface doucement.
Car il est temps.
Temps d'appeler ce mal par son nom.
Temps de cesser de croire que nous sommes qu'un cerveau à recâbler.
Temps d'offrir un espace thérapeutique adapté, respectueux, profondément humain.
Le Fugitisme, c'est cela : une tentative de dire l'indicible. Un acte de reconnaissance.
Un point de départ pour tous ceux qui veulent retrouver le chemin du vivant.

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