LE SYNDROME DU PERSONNAGE PRINCIPAL : AUTOPORTRAIT D’UN SUJET SANS ROMAN
- Karine De Leusse
- 27 mai
- 3 min de lecture
On en parle partout. Sur TikTok, Instagram, dans les discussions et expressions adolescentes. Le syndrome du personnage principal, ou main character syndrome, est devenu un phénomène culturel. Mais au-delà de la tendance, ce syndrome est surtout un symptôme. Symptôme d’un mal plus profond. D’un sujet qui ne sait plus habiter sa vie, alors il la joue.
Et ce que l’on voit à travers ce syndrome, c’est un moi en fuite, un moi pixelisé, qui cherche désespérément à exister. C’est du fugitisme pur.
Quand on ne se sent pas sujet, on s’invente un rôle
C’est une erreur de croire que ces jeunes sont "trop pleins d’eux-mêmes". C’est tout l’inverse. Ce syndrome n’est pas un trop-plein de narcissisme, c’est un manque d’existence. Une tentative de se faire exister dans un monde où l’on ne sait plus comment devenir quelqu’un.
Quand on ne se sent ni regardé, ni nommé, ni attendu… on invente. On crée une version stylisée de soi, filmée mentalement, à la première personne, avec fond musical et lumières tamisées. Ce n’est pas pathologique, c’est humain. Humain… mais tragique aussi. Parce que dans cette fiction de soi, il n’y a souvent personne dedans.
L’écran comme utérus imaginaire
Ce n’est pas qu’ils veulent être admirés. C’est qu’ils veulent être contenus, tenus, bercés. Le téléphone devient ce cordon magique : jamais absent, toujours réactif, toujours nourrissant. Pas de sevrage. Pas de frustration. Une continuité sensorielle sans aspérité.
Ce que je vois, ce sont des enfants, des ados, et des adultes aussi, qui vivent dans un liquide tiède de contenu permanent. Pas de manque. Pas d’épreuve. Pas de rencontre. Alors oui, dans cette matrice digitale, on joue un rôle : le personnage principal d’un film sans péril. Mais sans péril, il n’y a pas de croissance.

Le tragique évacué, le vide mis en scène
Le réel est devenu insupportable. Il est vécu comme lent, banal, désordonné. Alors on scénarise. On filme ses pas dans la rue comme une scène de cinéma. On capte son reflet dans une vitrine comme une révélation. Tout doit être signifiant, même un café bu seul à 17h.
Mais cette mise en récit n’a plus rien à voir avec le fait de raconter sa vie. C’est une stratégie d’anesthésie. Un moyen de ne pas ressentir le vide, l’ennui, l’angoisse. Et dans cette inflation du sens, le sens disparaît.
Ne pas vivre, mais être vu
C’est peut-être le cœur du syndrome : on ne vit plus pour vivre, on vit pour être vu. Et pas même vu par quelqu’un. Vu par un regard imaginaire, algorithmique, fluctuant.
Ce n’est plus un Je qui habite sa vie. C’est un Moi-idéal qui performe une existence. Et dans cette dissociation douce, socialement valorisée, je vois une forme de psychose blanche. Un Moi suspendu, stylisé, qui s’est absenté de son propre corps.
Le syndrome du personnage principal, version douce du fugitisme
Ce que je décris là, c’est exactement ce que j’appelle le fugitisme : la fuite du temps réel. La fuite de l’incarnation. La fuite du manque.
Dans le syndrome du personnage principal, on ne supporte plus le creux, l’invisible, l’attente. Alors on produit du relief, artificiellement. On simule du romanesque. Mais à la fin, ce n’est pas le monde qui devient plus riche… c’est le sujet qui s’appauvrit.
Conclusion : Ils jouent leur film, mais ne sont jamais dans le film de leur vie
Ils jouent leur film. Stylisé, découpé, monté, sonorisé.
Mais ce n’est pas le film de leur vie. C’est celui qu’ils rêveraient de vivre : plus intense, plus romanesque, plus magique.
Parce que leur vraie vie, elle, ne les intéresse plus. Trop molle. Trop plate. Trop décevante.
Alors ils la fuient, en l’habillant d’un scénario imaginaire.
Et c’est là, le paradoxe tragique : à force de vouloir vivre dans un film magique, ils passent à côté de leur propre vie.
Ils surjouent une existence… pendant que la leur se déroule sans eux.
Ce n’est pas une exagération de soi, c’est une disparition douce. Une vie sans vie.



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