Vers la disparition de l’autre
- Karine De Leusse
- 25 oct.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 26 oct.

Le couple homme-machine est en voie de remplacer le collectif
Chapeau.
Nous n’avons jamais été aussi connectés et pourtant l’autre s’efface. Notre monde structuré par des tiers, des rituels et des lieux commun glisse vers un quotidien « désintermédié » où l’individu s’adosse à son assistant numérique. Tout est organisé pour que chacun vive en duo exclusif avec son écran-parent, son assistant numérique, son guide patient, et disponible à toute heure. Le réel se délite, la communauté s’effondre et le collectif implose silencieusement. Ce confort opère une substitition : l’autre humain devient optionnel. C’est le cœur du Fugitisme : l’exil du réel et de l’altérité, reconfiguré par l’IA en « solipsisme assisté ».
La révolution sans interlocuteurs
Jusqu’à maintenant, les tiers faisaient tenir le collectif : guichetier, assistante médicale qui décroche, commerçant, voisin, enseignant… Aujourd’hui, les plateformes remplacent ces tiers par des flux transactionnels. Le service arrive sans conversation et l’information sans délibération.
Hôpital, mairie, banque, école: tout se fait désormais sans voix humaine, sans regard et sans discussion.
Il n’y a plus personne, littéralement.
Le numérique nous vend l’efficacité absolue mais il nous prive de ce qui faisait lien: les frottements qui fabriquent l’appartenance (attente, politesse, micro-conflits régulés, compromis), l’échange, la rencontre imprévue. Nos sociétés se construisaient sur ces frictions fertiles. Leur disparition est loin d’être anodine. Elle marque un basculement anthropologique.
Solitude assistée : du collectif au couple homme-machine
ChatGPT répond. Le GPS rassure. Le téléphone rappelle. L’IA console.
L’IA devient partenaire de coordination, de consolation et de décision. Nous ne sommes plus seuls, nous sommes accompagnés par un système qui ne contredit jamais, ne ralentit jamais et ne déçoit jamais. L’autre humain devient un obstacle, un risque, un coût émotionnel et temporel.
On assiste à un « intimidation » de l’outil : l’écran-parent apaise, oriente et tranche. Dans cette logique, l’enfant réclame son écran plutôt qu’une sortie. Le parent délègue à l’IA le soin de distraire, d’expliquer et de calmer. La famille perd ses petites questions et ces échanges minuscules qui construisent mémoire, humour et transmission.
Économie pulsionnelle : l’auto-apaisement numérique
Du coté de l’enfant et de l’adolescent : la tolérance à la frustration et la capacité d’attente sont atrophiées. L’autre est vécue comme « lent » et « décevant ».
Chez l’adulte, nous observons que le doute est délégué à l’assistant qui fournit des réponses sans négociation.
Vers une sexualité sans partenaire :
Nous assistons à une montée des conduites d’auto-apaisement rapide. Le stimulus remplace la relation.
Les grandes plateformes proposent déjà des discussions intimes, sexuelles et toujours consentantes.
Personne ne rougit, personne ne tremble et personne ne dit non. Cela pose la question du désapprentissage du consentement réciproque.
La rencontre se réduit à une performance sans altérité. Le désir ne s’adresse plus à quelqu’un mais à quelque chose qui obéit. La maladresse, l’attente, la négociation du rythme et la découverte de l’autre corps: tout cela s’efface. Les scénarios érotiques « sans partenaires » ou à partenaire instrumentalisé se déploient dans les intimités des individus, tout cela scripté par l’algorithme.
Nous passons d’un érotisme relationnel à une excitation programmable. Le risque est de confondre excitation et relation, avec toute la part d’appauvrissement de l’attachement érotique.
La “cellule-cellulaire”
Nos figures corporelles illustrent le repli : Posture voûtée, regard happé, casques sur les oreilles.
Nous habitons chacun une mini-cellule connectée qui est toujours reliée au réseau et rarement reliée à un proche. La maison devient un hôtel dont les pièces sont des capsules individuelles.
Le lien social s’effiloche quand les corps cessent d’être ensemble et se défait quand le corps singulier se débranche du lieu : moins de rituels et moins de regards partagés.
Conséquences cliniques : explosion de l’anxiété sociale, fragilité face au conflit, intolérance à la frustration et effondrement de la capacité d’initiative.
L’enfance dépossédée du monde commun
Sortir devient inutile car le réel offre moins d’intensité que le flux. Les copains sont devenus des avatars.
La cour d’école perd ses rituels.
La socialisation devient optionnelle. Socialiser, c’est se frotter, attendre, s’adapter et improviser. Le fait est que les écrans court-circuitent cette lente maturation. Nous sommes en train de fabriquer des enfants relationnellement prématurés, ultra-compétents dans l’interface mais totalement malhabiles dans la vie.
Le guichet fermé comme doctrine politique
Une société repose sur la possibilité d’interpeller quelqu’un. Qui interpelle-t-on dans un formulaire en ligne?
Qui objecte dans un chatbot ? Comment contester un algorithme ? Supprimer les interlocuteurs, c’est supprimer la responsabilité et créer une société contre-pouvoirs, faute de guichets humains.
La maison est elle aussi impactée car elle n’est plus un forum de micro-questions. Désormais, c’est l’Ia que l’on consulte pour tout et rien, plus la famille. Les débats quotidiens qui, pourtant structurent la pensée nuancée, l’humour et la mémoire commune ne s’y font plus.
L’économie du temps volé
Le numérique élimine les temps morts : attente, trajet, file d’attente, pause… Ces temps médians étaient pourtant les incubateurs de nos récits, nos idées et de nos confidences. Nous gagnons du temps mais nous perdons des mondes. Le temps n’est plus à vivre mais est devenue pur rendement.
La lecture que propose le Fugitisme
Le problème n’est pas seulement la technologie mais aussi et surtout la disparition de l’autre. Le fugitisme nomme cette fuite du réel, cette désaffection de l’altérité. Revenir au réel, ce n’est pas uniquement couper les écrans mais c’est rétablir les seuils, les présences et les tiers qui rendent la vie humaine. On sort des écrans parce que l’on a envie de se tenir dans le réel.
7 mesures proposées pour ré-ouvrir l’humain
Pour sortir de ce tête-à-écran:
Indicateurs d’altérité dans les institutions : taux de contacts humains par procédure, délai moyen d’accès à un humain, indice de « frottements fertiles » (nombre de lieux/rituels de rencontre).
Gouvernance : audits « guichets fermés », obligation d’horaires d’humains, numéros directs lisibles. Par défaut, un bouton “parler à quelqu’un” visible et accessible.
Hygiène relationnelle domestique : Rituels sans écran (repas, réveil, coucher, trajets…), “30 minutes pour atterrir dans le réel” avant chaque usage numérique, conversations familiales instituées: trois questions, trois récits.
École et jeunesse : ateliers de compétences d’altérité (regarder, écouter, contredire sans agresser, demander de l’aide).
Urbanisme du lien: bancs, clubs, bibliothèques actives, sport de rue, subventionner les « prétextes à se voir »
Éducation à la sexualité relationnelle et au consentement dialogué.
Indicateurs d’altérité dans les institutions: nombre de rencontres humaines par démarche.
Conclusion
Nous ne protégeons pas seulement le temps ou l’attention mais aussi le monde commun. Il est essentiel de se rappeler que chaque contact humain est une structure porteuse du collectif et que si nous cessons de nous croiser, la société cesse d’exister.
C’est un changement de destin qui nous attend et il devient urgent de rappeler ceci: nous ne sommes pas faits pour vivre seuls avec une intelligence artificielle mais pour nous rencontrer, nous confronter et nous aimer. Ainsi durera le collectif.



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