Le Déni : le réel en mode avion
- Karine De Leusse
- 20 nov.
- 6 min de lecture
Contrairement à ce qu’on croit souvent, le déni n’est pas une pensée tordue ni un mensonge.
Le déni est un geste et même un geste instinctif de détourner la tête pour ne pas voir ce qui fait mal.
Freud en parlait comme d’un refus de percevoir, Anna Freud comme d’un refus de reconnaître, Winnicott comme d’une impossibilité d’intégrer quelque chose de trop tôt, trop vite, et Racamier y voyait un clivage nécessaire pour préserver l’identité. Mais aucun de ces spécialistes n’a connu ce que nous voyons aujourd’hui : une époque où l’on peut détourner la tête avec un doigt. Un simple glissement sur un écran, et voilà :
la douleur, l’émotion, l’ennui, l’inconfort… tout disparaît.
Ce geste minuscule, presque imperceptible, a pris la place des anciens mécanismes. Les jeunes nient non parce qu’ils sont pervers ou manipulateurs mais parce qu’ils sont débordés : par ce qu’ils ressentent, par ce qu’on attend d’eux, par la dureté d’un monde qui exige d’être présent alors qu’ils ne savent plus comment l’être. Le déni n’est pas un refus : c’est une protection.
Quand je dis “déni”, je parle d’une défense archaïque, presque animale. C’est comme si, devant une vérité trop blessante du style : “tu te noies dans tes écrans”, “tu perds du temps”, “tu évites la vie” , le jeune se recouvrait alors d’une peau plus épaisse. Il se coupe de la sensation. : s’il n’y a plus de ressenti alors ça n’existe plus ! L’écran, aujourd’hui, est le meilleur complice de ce geste protecteur. Il vient offrir une porte d’évasion immédiate et sans douleur excluant toute notion de conflit et d’effort. L’illusion parfaite que tout peut être évité, suspendu et effacé.
Le drame contemporain est que l’écran transforme le déni en habitude.

Le déni du corps : « Je suis là, mais je ne suis pas là »
Un jeune me disait récemment :
« Quand je joue, je ne sens plus rien. Même la faim, je la sens plus. »
Voilà donc ! Nous avons créé un espace où le corps peut être ignoré sans risque immédiat, un espace où l’on peut ne pas sentir sa fatigue ni son ennui. Ni la faim. Ou on ignore que l’on a la migraine, que les yeux nous brulent, que le dos nous fait souffrir etc. Le corps est la première réalité que l’on nie. Et je pense, j’insiste bien sur cela, que c’est là que commence la dérive : ne plus habiter son propre corps, c’est commencer à s’absenter du monde.
Le déni du temps : « Je n’ai pas vu la journée passer »
L’écran avale le temps, et avec le temps… il avale le réel. Sur l’écran, où tout est a-temporel, rien ne passe, rien ne vieillit et surtout rien ne finit vraiment. Le temps devient pour nous un liquide sans forme. Il n’y a plus de présence, il n’existe pus que des instants qui s’enchaînent sans s’inscrire. C’est cela que j’appelle une désincarnation temporelle : on vit sans sentir que l’on vit. Le fugitisme est précisément cette absence au temps :
vivre sans s’éprouver vivant.
Le déni du conflit : « Tu m’agresses » au lieu de « tu me touches »
Le conflit est insupportable pour un jeune qui vit déjà en état de saturation intérieure. La moindre remarque réveille une douleur qu’il ignore depuis longtemps.
Alors il nie.
Il dit : « C’est pas vrai », « Exagère pas », « Laisse-moi tranquille »
Ce n’est pas pour vous faire taire…mais pour se protéger. Pour éviter que la réalité ne brise cette fragile cohérence qu’il maintient tant bien que mal. C’est de cette façon que l’écran devient un bouclier, permettant d’éviter la discussion et de repousser le réel.
Le déni de la dépendance : « Je peux arrêter quand je veux »
Cette phrase, je l’ai entendue mille fois, que ce soit pour l’alcool, pour le jeu, et même pour l’amour. Et maintenant pour l’écran.
C’est toujours la même défense : sauver l’image de soi. Admettre la dépendance, c’est dire « je ne me maîtrise plus » et pour un jeune en construction, c’est totalement insupportable. Alors il va nier. Et tant qu’il niera, il restera captif.
En vérité : les jeunes fuient dans les écrans.
Ils fuient la douleur que le réel éveille en eux. L’écran prend plusieurs formes : refuge, déni, armure…
Et le fugitisme, c’est la condition qui naît lorsque l’on ne sait plus revenir au monde.
Ce qu’ils disent dans cette fuite : « Aidez-moi à supporter la vie réelle, aidez-moi à sentir sans être submergé, aidez-moi à revenir dans mon corps, dans mon temps, dans ma vie… »
Le travail de thérapeute, alors, n’est pas de condamner l’écran, ni de moraliser mais de ramener le jeune (et le moins jeune également) à son expérience et à son corps. Avec des limites, du cadre, du contenant. De l’aider à verbaliser ce qu’il ressent, même si cela fait mal. Le thérapeute est là pour l’accompagner et lui tenir la main. Ce ne sera plus le smartphone qui le prendra par la main et en main !
L’écran comme amplificateur du déni
Le déni (Freud, Anna Freud, puis Winnicott et Racamier) est un mécanisme de défense archaïque : il consiste non pas à méconnaître une vérité mais à refuser la réalité lorsqu’elle est trop menaçante pour l’équilibre narcissique. Il s’agit d’une négation du réel pour préserver une cohérence interne. Or, depuis une quinzaine d’années, on observe une mutation du rapport collectif au réel : la réalité n’est plus le référentiel commun mais elle est devenue un matériau subjectif, modulable, filtrable et choisissable.
Les écrans ont profondément amplifié cette déréalisation.
Ce qui, jadis, relevait du pathologique, c’est à dire le déni comme mécanisme psychotique, est devenu une modalité ordinaire d’existence : chacun module le réel à sa convenance.
Les écrans sont des prothèses du déni qui permettent de :
de refuser l’expérience directe (du corps, du conflit, du manque, de la temporalité) en s’immergeant dans une interface maîtrisable ;
de se soustraire à la frustration en choisissant en permanence un autre flux, une autre image ou un autre soi ;
de dissoudre la réalité dans l’instantanéité attribuant au réel, avec sa lenteur et sa résistance, insupportable.
Autrement dit, l’écran n’est pas seulement un support de fuite mais aussi un outil de négation du réel.
Chez l’adolescent, cette fonction prend une valeur défensive majeure : le numérique devient la scène où tout est possible et cela, sans risque d’effondrement narcissique. Lorque l’adulte le confronte (« Tu passes trop de temps », « Tu n’écoutes pas », « Tu fuis »), le jeune n’a pas de structure interne assez stable pour encaisser la dissonance entre son monde virtuel et la réalité de l’autre. On va constater alors une réaction de déni : « Mais non, tout va bien », « T’exagères », « C’est pas grave », « C’est pas vrai ».
Il ne s’agit absolument pas de mauvaise foi mais de défense vitale contre la sensation d’inexistence que provoquerait l’effondrement de l’univers numérique.
La montée du déni comme symptôme collectif
Nous vivons aujourd’hui une époque de déni structurel, qui s’étend bien au-delà des jeunes :
déni écologique (« ça ne peut pas être si grave »),
déni social (« tout le monde fait pareil »),
déni du temps (« je n’ai pas vu la journée passer »),
déni de soi (« je suis bien, je gère » alors que le corps hurle le contraire).
L’écran joue ici le rôle de sédatif perceptif, c’est à dire qu’il vient anesthésier la tension entre ce que je sens et ce que je ne veux pas voir.
Ce que dit leFugitisme, c’est que le déni n’est pas une simple défense mais un mode d’être , une façon d’habiter le monde sans avioir besoin ou envie d’y être.
Déni et fuite du réel : le duo défensif moderne
Le déni est la porte d’entrée du fugitisme. Il précède la fuite du réel : « Ce n’est pas si grave » → « Je n’ai pas besoin d’y penser » → « Je vais sur mon écran » → « Le réel disparaît. Le fugitisme, c’est le déni qui a trouvé un refuge technologique.
Le processus est graduel :
Déni de la tension (ne pas reconnaître le malaise),
Évitement de la confrontation,
Substitution par un monde gérable (virtuel),
Rupture du lien avec le réel (désincarnation, déréalisation).
Cliniquement, que voit-on ?
Dans la pratique, cela se manifeste par :
des adolescents incapables de reconnaître une émotion désagréable, qu’ils traduisent en « bug » ou « vide » ou « ennui »
des défenses de plus en plus massives face à toute remarque, vécue non pas comme un appel à se penser mais comme une attaque identitaire ;
une confusion entre ressenti et vérité qui est entretenue par la logique algorithmique (« si je le vois, c’est que c’est vrai ») ;
une dépendance à l’auto-affirmation numérique comme contre-dénégation permanente : « je poste donc je suis ».
Anthropologiquement, un effondrement du principe de réalité
Freud plaçait la santé psychique dans l’équilibre entre principe de plaisir et principe de réalité. Le numérique a introduit aujourd’hui un troisième principe : celui de flux ou principe de fuite.
Le réel n’est plus refoulé, il est court-circuité. La vérité ne se construit plus dans le temps et la contradiction, mais dans l’instant et la confirmation. Le déni devient alors une modalité d’adaptation à un monde insoutenablement fragmenté.



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