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Numérique : on vous ment, non, vous ne vivez pas avec votre temps

  • Photo du rédacteur: Karine De Leusse
    Karine De Leusse
  • 3 déc.
  • 7 min de lecture

Vous vivez hors-temps, hors-sol et en flux continu.


« Il faut vivre avec son temps. »

La phrase tombe comme une injonction polie, presque bienveillante. Sous-entendu : accepte le progrès, arrête de râler et avance. Mais personne ne pose la seule vraie question : Oui, mais… quel temps ?


Le temps des écrans ? Le temps des flux infinis ? Ou le temps compté, celui de nos jours, de nos saisons, de nos rides, de nos morts … ?


Aujourd’hui, on confond vivre avec son temps et vivre dans un espace qui a supprimé le temps.

On appelle ça « numérique ». Faut dire que c’est plus chic que « amnésie temporelle organisée ».


L’humanité s’est toujours collée au temps… pour survivre

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De tout temps, l’homme a tenté de se rapprocher du temps pour ne pas sombrer dans l’angoisse de sa finitude.


  • On a levé les yeux vers le ciel pour lire les astres.

  • On a inventé le cadran solaire pour voir passer les heures.

  • Puis les clochers ont rythmé les villages : l’angélus, le travail, le repos etc.

  • Les calendriers, les saisons, les fêtes, les rituels ont servi d’armature symbolique : mettre de la forme sur une matière brutale : le temps qui passe et ne revient jamais.


Le temps, c’était à la fois l’ennemi et le compagnon. On l’apprivoisait pour supporter cette évidence insupportable : nous allons mourir. Se rapprocher du temps, c’était finalement une manière soulageante de se rapprocher de la vie.


Nous sommes passés du cadran solaire… au cadran d’écran


Et puis est arrivée la révolution numérique et là, on aurait pu croire qu’elle allait nous libérer du temps perdu.

En réalité, elle a fait bien plus radical : elle a supprimé le temps humain.


Le cadran solaire a été remplacé par un autre cadran : le temps d’écran. On ne se demande plus : À quelle heure suis-je vivant ? On se demande : Combien d’heures j’ai passé sur mon téléphone aujourd’hui ?


On ne mesure plus le temps à vivre, mais le temps passé à scroller.


  • « Tu as passé 4 h 36 d’écran aujourd’hui. »

  • « Votre temps moyen de visionnage cette semaine… »


On parle de « temps d’écran » comme si c’était une catégorie à part, une dimension temporelle parallèle. Le temps numérique n’est pas le temps humain. Il est sans commencements ni fins, sans saisons, sans jours fériés, sans nuits sacrées. Un flux continu. Jour et nuit. Même lumière, même geste, même scroll.


On en arrive à cette absurdité clinique : On fixe son « temps d’écran » comme on fixerait son temps de sommeil.

Une autre façon de dire qu’on dort. Pas vraiment éveillé. Pas vraiment en lien. Pas vraiment dans sa vie. La connexion comme somnifère.


Vivre avec son temps… ou vivre sans temps ?


On nous répète : « Il faut vivre avec son temps, la technologie a progressé, il faut bien suivre ». C’est vrai, oui, la technologie a progressé. À une allure fascinante même, parfois magnifique. Mais les humains, eux, sont bel et bien en train de régresser.


Vivre avec son temps, aujourd’hui, pour beaucoup, c’est :


  • devenir myope avant 15 ans,

  • passer ses journées assis, voûté, sédentaire…

  • s’effondrer sur un canapé, la main soudée au smartphone,

  • enchaîner des séries jusqu’à trois heures du matin,

  • nourrir ses enfants au biberon numérique, comme si l’écran était un calmant universel.


On renvoie nos ados au lit avec leur « dose » de pixels comme on donnait autrefois le biberon.

On remet des adultes entiers, diplômés, parents, citoyens, dans une espèce de pixel amniotique :

un faux ventre chaud, sans risque, sans friction, sans silence et sans attente. Le smartphone est devenu un doudou haute définition.Un doudou qui parle, qui notifie, qui distrait et qui aussi, anesthésie d’une vie qui fait peur à vivre et à être.


Vivre avec son temps, pour beaucoup, c’est : tenir la main de son téléphone comme un petit enfant tient la main de son parent pour traverser la rue. Mais où est le parent, là-dedans ? Qui guide qui ? Qui protège qui ?


L’illusion de la maîtrise : « Je gère mon temps d’écran »


Autre mensonge doux-amer : « Il suffit de bien gérer son temps d’écran ». C’est sympathique, rassurant et très compatible avec les tableaux Excel des politiques publiques. Mais c’est une illusion doublée d’une hypocrisie.


On veut « gérer » un système conçu pour être illimité, sans clôture et sans porte de sortie claire. On installe l’hyperconnexion dans nos poches, nos lits, nos salles de classe, nos trajets, nos toilettes, nos insomnies. Très bien et ensuite, on explique très sérieusement, avec bienvaillance qu’il faut « faire attention ». On demande à des enfants, à des ados, à des adultes fragilisés, stressés, épuisés, de « s’autoréguler » dans un environnement dont l’économie repose sur leur incapacité à décrocher. C’est comme installer un buffet à volonté au pied du lit, 24h/24, et répéter : « Il faut juste apprendre à manger équilibré. Et bien compter les calories »


Le numérique a créé une temporalité sans cadre : pas d’horaires, pas de seuils symboliques, pas de vrais « débuts » ni de vrais « fins ». Juste des suites, des algorithmes, des recommandations, des « encore une ».


On ne vit plus dans le temps. On est évadé dans un flux.


Perdre la temporalité, c’est perdre le réel


La temporalité, ce n’est pas une fantaisie de psy. C’est l’ossature du réel.


  • Savoir que l’enfance ne dure pas.

  • Sentir que le dimanche soir a une couleur particulière.

  • Ressentir que l’été n’est pas l’hiver, que le matin n’est pas le soir.

  • Vivre que « c’est la dernière fois » de quelque chose – et que ça fait mal.


Tout ce qui nous ancre dans la réalité passe par une chose : accepter que le temps passe et ne reviendra pas. Or le numérique propose exactement l’inverse :


  • Replay permanent,

  • Stories qui s’effacent mais reviennent,

  • Jeux qui se rechargent,

  • Notifications qui ressuscitent les conversations mortes,

  • Archives infinies.


Une promesse toxique : « Rien ne se termine vraiment ». Le problème est que psychiquement, et symboliquement, c’est totalement faux. Nos journées se terminent. Nos relations se terminent aussi. Nos corps vieillissent et nous mourons.


Quand on arrache l’humain à sa temporalité, on crée des sujets désorganisés, désarrimés :


  • difficulté à se projeter,

  • incapacité à attendre,

  • panique devant l’ennui,

  • refus de la frustration,

  • peur panique de « manquer » quelque chose (FOMO),

  • angoisse diffuse dès que l’écran s’éteint.


On ne parle pas seulement d’addiction. On parle d’exil du temps, donc d’exil du réel.


Vivre avec son temps… d’écran ? ou avec son temps de vie ?


Alors qu’est-ce que ça veut dire, aujourd’hui, « vivre avec son temps » ? Est-ce :


  • vivre avec son temps d’écran ?

  • Compter ses heures de scroll, ses heures de séries, ses heures de notifications etc. ?

  • vivre avec son temps social ?

  • Répondre vite, réagir vite, produire du contenu, rester dans la course ?


Ou bien est-ce vivre avec son temps de vie : ce temps compté, irrémédiable, celui qui file, celui qui nous rapproche, seconde après seconde, de notre fin ? Vivre avec son temps, au fond, c’est accepter ça :

nous sommes mortels.


Et c’est précisément cela ce que le numérique cherche à anesthésier : que nous sommes mortels


  • plus de silence,

  • plus de vide,

  • plus de face-à-face avec soi,

  • plus de vraie nuit,

  • plus de vrais adieux.


On remplace la confrontation à la finitude par un scroll infini. On remplace le risque de penser par le confort d’être distrait.


Régression de l’humain : corps, pensée, culture


On parle beaucoup des bienfaits du numérique et fort heureusement, ils existent. Mais il faut aussi oser nommer cette autre face : la régression clinique, anthropologique, sociologique et culturelle.


  • Des corps d’adolescents abîmés : myopies précoces, dos voûtés, sommeil fracassé.

  • Des identités qui se construisent à coups de likes, de filtres et de comparaisons permanentes.

  • Des attachements déplacés : on n’est plus lié aux personnes, aux lieux, aux histoires ; on est relié à des connexions.

  • Une culture générale réduite à ce que l’algorithme décide de nous montrer.

  • Des adultes qui se couchent avec une dernière vidéo, se réveillent avec des contenus, vivent en mode flux.


On renvoie nos ados au lit avec leur biberon numérique et on feint de s’étonner de leur apathie, de leur anxiété et de leurs crises. On installe toute une société dans un amnioscope pixelisé et ensuite on s’offusque : « Ils ne lisent plus, ils ne s’intéressent plus, ils ne pensent plus, ils ne sortent plus…. »


La vérité, c’est que nous avons débranché l’humanité de son temps et sans temporalité, il ne reste que des présents juxtaposés, sans histoire, sans lieu et sans profondeur.


Vivre avec son temps : une proposition radicalement différente


Alors, que voudrait dire vraiment « vivre avec son temps » à l’ère numérique ? Pas revenir à la bougie ni diaboliser les technologies mais plutôt remettre les choses à leur place :


  • le numérique comme outil,

  • le temps humain comme boussole.


Vivre avec son temps, ce serait de réapprendre les heures et les saisons en redonnant des horaires clairs, des vraies coupures et des varies nuits. Ce serait aussi de réhabiliter les « avant » et les « après », les débuts et les fins. Il faudrait aussi accepter le temps compté dans le sens où notre vie n’est pas extensible contrairement au feed. Recommencer à faire des choix de ce temps plutôt que le laisser se dissoudre en notifications. Et enfin réhabituer le réel en regardant à nouveau les gens, l’environnement en face, s’ennuyer, attendre, marcher et sans rien dans les oreilles. Cesser de laisser les algorithmes écrire nos journées en reprenant en main le récit de nos vies. Réintroduire des rituels du réel plutôt que du rituel dosage de temps. Nous avons autre chose à transmettre à nos enfants qu’un comportement de scroll. Il est devenu urgent de leur dire la vérité : la vie passe, les choses se terminent et la mort existe. Et qu’en attendant, nous avons à vivre. Pas à scroller.


La phrase à retourner : « Vivre avec son temps » n’est plus ce qu’on croit


Aujourd’hui, quand quelqu’un vous dit : « Il faut vivre avec son temps », vous avez le droit de répondre : Non. Je préfère vivre avec mon temps de vie, pas avec mon temps d’écran.


Vivre avec son temps, ce n’est pas :


  • se couler sans critique dans un flux illimité,

  • s’abandonner à une temporalité hors-sol,

  • s’endormir dans un pixel amniotique.


Vivre avec son temps, au XXIe siècle, ce devrait être un acte de lucidité radicale :


  • voir que le numérique propose une fausse temporalité,

  • choisir de ne pas y dissoudre toute son existence,

  • réinvestir son propre temps humain : rare, fragile et surtout compté.


Parce que, au fond, la vraie question n’est pas : « Êtes-vous à la page ? » Mais : Êtes-vous dans votre vie ou en train de la regarder passer par écran interposé en attendant de mourir ? Et là, tout à coup, on comprend :Ce n’est pas le numérique qui est en avance mais c’est bien nous qui risquons de perdre notre époque, notre humanité et notre si précieux temps en croyant « vivre avec ».

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