
Rose, 17 ans - Sous les faux cils, la peur du réel
- Karine De Leusse
- 5 oct.
- 5 min de lecture
Rose ne « s’est pas mise au make-up » : elle a enfilé une armure. Les faux cils XXL, devenus rituel d’entrée en scène, lui ont offert un camouflage provisoire contre une insécurité tenace — son nez, son corps, le regard des autres. À la croisée de l’adolescence et des flux incessants de TikTok, elle a peu à peu quitté le réel et se trouve fugitive de sa réalité, de sa vie. Voici comment je l’ai comprise et comment je l’aide à revenir. Faux cils XXL, TikTok et Fugitisme : quand l’adolescence rencontre l’algorithme. Prénom modifié, éléments anonymisés.
L’histoire de Rose
À 17 ans, Rose se trouve « insuffisante ». Son nez l’obsède. En scrollant, l’algorithme lui sert la litanie des solutions miracles : contouring, « skinnytok », faux cils XXL. Très vite, elle adopte un rituel quotidien, minuté comme une entrée sur scène. Les cils sont « terribles », dit-elle, mais terriblement efficaces : ils détournent le regard. « Au moins, on ne voit plus mon nez. On voit mes cils. Et si c’est moche ? Ce ne sont pas les miens. Mon nez, lui, c’est le mien. »
Plusieurs passages aux urgences pour des réactions à la colle n’y changent rien. L’utilité psychique de l’armure l’emporte sur la douleur. Parallèlement, sa mère s’inquiète : perte de poids brutale en trois mois, smartphone omniprésent, décrochage scolaire, défilement sans fin.
En séance, nous parlons d’images. Des cils XXL comme rideau de théâtre, du maquillage comme costume, des faux ongles comme des griffes, du smartphone comme régie lumière. Rose reconnaît qu’elle « descend rarement dans la vie en tant que Rose ». Elle a peur. Peur d’être vue telle qu’elle est, peur de ne pas suffire.
Fugitisme : quand l’écran rencontre l’adolescence
Est-ce la faute de l’écran ? Est-ce « juste » l’adolescence ? Ni l’un ni l’autre, et précisément les deux.
Le Fugitisme, c’est l’exil du réel quand une vulnérabilité (ici, les complexes de l’adolescence) s’amarre à un dispositif qui promet un soulagement immédiat (ici, l’algorithme esthétique et ses prothèses visuelles).
Trois mouvements s’enchaînent :
Captation : l’algorithme détecte et nourrit l’insécurité. Plus Rose doute, plus on lui propose de « solutions visuelles ».
Camouflage : les cils deviennent un pare-regard. On ne la voit plus, on voit quelque chose sur elle.
Érosion du réel : la perte de poids l’efface, le smartphone comble le vide, la colle fait mal mais rassure (« j’ai mon armure »). Le monde est affronté maquillée ; sans masque, elle vacille.
Le résultat n’est pas une « addiction au make-up » ou un simple phénomène d’adolescence mais un déplacement de la lutte : combattre son reflet en manipulant le regard plutôt qu’en apaisant la honte.
Petite théorie psy des faux cils chez les ados
Les faux cils comme « pare-regard » et « rideau identitaire ».
Pare-excitation du regard : au sens de la psychanalyse, ils fonctionnent comme une barrière. On filtre, on dramatise, on met à distance l’intrusion du regard d’autrui.
Détournement de cible : on déplace la focale. L’objet vu (les cils) absorbe la charge anxieuse qui visait le nez, la peau, etc.
Externalisation de la honte : si « c’est moche », ce n’est « pas moi », c’est l’accessoire. On gagne une immunité symbolique.
Rituel d’entrée en scène : geste répété, qui fabrique du courage avant de sortir. Efficace à court terme, coûteux si le monde devient impraticable sans costume.
Inscription tribale : la grammaire visuelle des pairs (téléréalité, filtres, codes TikTok) sert de badge d’appartenance ; ne pas s’y conformer expose à l’isolement ou en tout cas s’y conformer serait générationnel, normalisé.
Risque de rigidification identitaire : quand l’armure devient identité, on ne sait plus descendre sans elle.
Cette théorie n’accuse pas l’accessoire : elle décrit sa fonction psychique. Le problème n’est pas le cil postiche ; c’est le monopole qu’il prend dans la régulation de l’angoisse.
Ce que l’algorithme ne montre pas
Le coût corporel : irritations, douleur, sommeil écourté par le rituel, appétit qui se retire quand la peur d’être vue grandit.
Le coût temporel : on vit à crédit de temps, dévoré par les préparatifs et le scroll.
Le coût relationnel : interactions filtrées, peu de spontanéité, peur des imprévus (et si je n’ai pas mes cils ?).
Le réel devient l’ennemi. On rétrécit la vie pour rester à la bonne distance du regard des autres.
Le travail thérapeutique avec Rose
Nous avons travaillé à deux endroits en parallèle :
A. Réguler l’écran et apprivoiser le vide
Temps d’atterrissage avant écran (rituel de 30 minutes sans téléphone en rentrant de cours, après dîner…pour renouer avec son environnement, sa temporalité, pour ré-apprendre à se tenir tout simplement dans le réel)
Sevrage des flux ciblés (silencer/masquer les comptes « skinny » et extrêmes beauté) + refonte du fil (suivis « soins du réel » : sport doux, a).
Observation du manque : nommer ce que le téléphone remplace à cet instant précis (ennui ? stress ? peur du devoir ?). Mettre des mots là où l’écran met des images.
B. Réinvestir son image sans souffrance
Exposition graduée sans armure : d’abord diminuer (passage de XXL/L à taille standard), puis tester des temps sans cils dans des contextes choisis et soutenus.
Travail du miroir (5 minutes par jour) : décrire neutralement son visage, sans jugement, repérer une zone appréciée.
Ancrages sensoriels : sentir son corps autrement que par l’image.
Langage du « je » : troquer « je suis moche » contre « aujourd’hui je ressens… », déplacer l’être vers le ressenti.
Soutien somatique de base : sommeil, repas réguliers, rythme. (Quand le corps se vide, l’armure grossit.). Recommandation d’un accompagnement par un nutritionniste
Point d’étape : aujourd’hui, Rose porte encore des faux cils mais plus de XXL ni de L. Elle tolère davantage son nez. Elle a compris l’enfermement dans l’algorithme qui la fait aujourd’hui plus souffrir qu’il ne la soulage. Surtout, nous travaillons la véritable question : comment descendre en tant que Rose dans la vie, sans se dissoudre ni se déguiser.
Signaux à repérer (parents, éducateurs)
Rituels cosmétiques longs et anxieux avant toute sortie ; impossibilité de rencontrer quelqu’un « à l’improviste ».
Dépendance à un accessoire précis pour « oser » (cils…, filtre permanent…).
Perte d’appétit ou de poids rapide, sommeil rogné, irritations oculaires récurrentes.
Fil d’actualité saturé de corps-objectifs (skinny, « glow up » extrêmes).
Évitements du réel : refus de sport, de photo non filtrée, de rendez-vous matinal (sans le temps de « s’armer »).
Que faire à la maison (sans dramatiser)
Nommer la fonction : « J’ai l’impression que ces cils t’aident à affronter le regard. Qu’est-ce qu’ils t’évitent ? »
**Négocier des zones sans armure : repas en famille, matinées lentes du week-end, activités où le corps prime.
Hygiène d’algorithme : curation du fil, désabonnement ciblé, ajout de contenus « non image » (humour, sciences, nature).
Temps d’atterrissage quotidien avant écran : 30 minutes de réel simple dès le réveil, en rentrant à la maison, après les devoirs, après le dîner…
Valoriser l’ordinaire : complimenter le visage au repos, la voix, les idées. Sortir l’estime du seul champ visuel.
Conclusion — Revenir au réel sans humiliation
Le Fugitisme de Rose ne se traite ni par sermons esthétiques (« c’est vulgaire ») ni par diabolisation des écrans. Il se déplie : comprendre pourquoi l’armure est nécessaire, puis fabriquer d’autres manières d’habiter le regard d’autrui. Le réel n’est pas la punition ; c’est le lieu où l’on respire, où le visage retrouve sa mobilité et où l’adolescente peut oser être — cils ou pas, mais elle.
Repères cliniques (Fugitisme & image)
Diagnostic différentiel : ne pas confondre usage du make-up (créatif, ludique) et camouflage anxieux (obligatoire, ritualisé, coûteux).
Cible thérapeutique : la fonction de l’armure (régulation de la honte, appartenance) plutôt que l’armure elle-même.
Deux axes : temporalité (ralentir, créer des sas) et corporel (ré-habiter le corps, sécurité interne).
Mesure du progrès : plus de souplesse (pouvoir « descendre sans »), plus de temps réel, moins de coût physiologique.
« Guérir pour Rose, ce n’est pas retirer ses cils, c’est apprendre à se montrer sans trembler. »



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