
Le numérique nous invite à la lâcheté
- Karine De Leusse
- il y a 25 minutes
- 3 min de lecture
Quitter en douce : Même le droit de claquer la porte nous est volé !
WhatsApp vient d’annoncer une nouvelle fonctionnalité présentée comme un progrès : il est désormais possible de quitter un groupe sans que cela se voie. Seul l’administrateur sera notifié et les autres n’en sauront rien. Tout cela empaqueté dans un message adressé à ses utilisateurs : un cadeau présenté comme de la discrétion, comme du confort relationnel et justifié au nom de la confidentialité.
Mais en réalité, c’est tout autre chose. C’est encore une petite porte dérobée offerte au fugitisme.
Quitter un groupe, ce n’est jamais neutre. Cela représente un geste, constitue une acte et parfois une rupture. Cela peut être aussi une protection ou un conflit et même un silence choisi. Dans la vie réelle, partir engage. Qu’on claque la porte ou qu’on la ferme doucement, soit on explique ou on se tait mais quoi qu’il arrive, le départ existe, se voit, se ressent et fait trace.
Ici, non. On disparaît. Tout simplement, en douce, en loucedé. Nul besoin de bruit, de mots, de regards ni de responsabilité symbolique. Et c’est précisément là que cela devient grave.
Le droit de partir… ou le droit de disparaître ?
Quitter un espace relationnel, ce n’est pas seulement « se retirer ». C’est aussi une façon de signifier quelque chose au monde. Qu’on n’est pas d’accord ou qu’on n’a plus envie d’être là, que cela ne me convient pas ou plus ou même tout simplement que je n’ai pas envie de parler. Mais dans tous les cas, il y a une adresse à l’autre aussi minimale soit-elle.
Cette fonctionnalité, elle, organise tout autre chose. Elle propose un désengagement sans adresse et un départ sans valeur symbolique. Elle dit qu’une relation peut se déliter sans que personne n’ait à en porter le poids. C’est cela donc le fantasme ultime du numérique : Ne plus avoir à affronter le réel.

Clinique du fugitisme ordinaire
Ce qui me frappe, c’est que ce type de fonctionnalité est toujours présenté comme un « plus ». Alors qu’en réalité, il est bien question d’un moins.
Moins de confrontation.
Moins de conflictualité.
Moins de parole.
Moins de responsabilité.
Moins de lien vivant.
Or, on le sait bien et c’est cela qui en fait tout le charme, les relations humaines ne se construisent pas sur l’harmonie permanente. Elles se construisent aussi sur des bases de désaccord et de frustration. Toutes les relations ont leur limite dont les séparations sont visibles. Apprendre à partir, c’est aussi apprendre à être en lien. En effaçant le départ, on efface une part essentielle de la relation.
Une humanité low cost
Je parle ici de quelque chose de beaucoup plus large qu’un simple groupe WhatsApp. C’est une logique globale qui dit qu’on lisse les relations en évitant les aspérités et en neutralisant les conflits. Le symbolique devient anesthésié et ainsi, peu à peu, on fabrique des individus sans consistance qui peuvent être là sans être vraiment là et qui peuvent partir, en douce, sans que personne ne le sache. Le désengagement ne coute plus rien. Peu importe l’honneur, le respect et le courage.
Nous avançons désormais sur un mode de présence fantôme où l’absence ne laisse plus aucune trace : ni son ni image. C’est exactement cela quand je nomme le fugitisme : non pas fuir bruyamment mais se dissoudre.
⚠️ Le danger du banal
Nous comprenons bien que le plus inquiétant n’est pas la fonctionnalité en elle-même mais son caractère banal et presque anondin. On vous propose de vous retirer une épine du pied que n’est même pas dans votre pied, en vous greffant un poil dans la main et tout cela en convoquant la lacheté qui existe en chacun de nous.
Voilà donc une option de plus et une mise à jour parmi d’autres. Un « petit confort »
de plus, qui coute bien plus cher qu’il n’y parait. Parce que ce sont précisément ces micro-renoncements au réel qui, accumulés, nous dépossèdent lentement de notre capacité à dire non en exprimant nos émotions, de notre capacité à assumer un désaccord. Ils nous dépouillent de la valeur de nos engagements et même de celle de nos départs.
On ne claque donc plus la porte. D’ailleurs, on ne la ferme même plus. On disparaît tout bonnement dans le rien qui nous est offert. « Ce n’est rien », « ne faites rien » et bien c’est ainsi à qu'on devient Rien.



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